HANDICAP CACHE : LE PARADOXE DE LA DISCRETION.
Qu’il s’agisse d’un handicap que l’on porte soi-même ou d’un handicap
porté par un proche, par quelqu’un que l’on aime, vivre avec un
handicap, en situation de handicap, comme on dit désormais, impose une
attention quasi ininterrompue, une vigilance de tous les instants,
pour vivre au mieux les multiples interactions entre la personne et son
environnement.
Lorsque le handicap est visible, il s’impose. Il
passe devant, il précède la personne qui le porte pourrait-on dire, toutes
les relations
de la personne sont marquées par sa présence. Il arrive, d’ailleurs, que
ceci permette l’établissement de belles relations, il faut bien
reconnaître que le plus souvent la perception que les autres ont du
handicap, les représentations qu’ils s’en font, viennent perturber
cette relation. La façon de parler révèle d’ailleurs souvent que la
personne est, en quelques sortes, réduite à son handicap, quand
elle n’est pas réduite à ce qui représente le handicap, en devient le
symbole. Il y a longtemps, par exemple, que les personnes qui
souffrent de cécité, sont réduites à leur handicap : les malvoyants
ou les aveugles, ou même réduites à l’outil qui leur permet
d’évoluer dans l’espace et qu’on les appelle les « cannes
blanches »… De la même manière, il y a longtemps que les personnes
qui souffrent de paralysie des membres inférieurs sont dites « à
mobilité réduite » et qu’elles sont représentées par le fauteuil
dans lequel elles se déplacent et auquel on les assimile. Non seulement la
personne est réduite à son handicap mais elle
est réduite à ce qui le symbolise : sa prothèse…
Ce qui
ne se voit pas ne se sait pas…
Lorsque le handicap est invisible, caché, la situation est en
quelques sortes inversée. Ce qui ne se voit pas, ne se perçoit pas,
ne se sait pas… Je peux donc d’abord me réjouir de ne pas être obligé
de n’être perçu qu’à travers le handicap dont je suis
porteur. Je vais donc pouvoir, au moins dans un premier temps ou dans
certaines circonstances, établir une relation qui ne
sera pas vécue a priori à travers le filtre du handicap. En d’autres
termes, parce que le handicap est caché, discret, il est bien
possible que j’échappe à la stigmatisation qui s’attache presque
toujours à la représentation du handicap…
Mais, première ambigüité, si j’échappe à la
stigmatisation j’échappe aussi à la prise en considération de ma situation
particulière… Ce qui ne se voit pas ou ne s’entend pas n’est pas perçu par
l’autre et de ce fait, l’autre n’est pas dans une
situation qui lui permettrait de me reconnaître avec le handicap qui est
le mien. Je ne peux donc « faire entrer le handicap en
scène » qu’en le révélant à l’autre… Et voici le premier paradoxe qui
me submerge : ça m’arrange que mon handicap ne
soit pas perçu mais ça m’arrangerait aussi qu’il le soit…
L’école, puis l’université, puis le monde du travail,
les transports, l’entreprise, sont sans doute parmi les lieux où
ce paradoxe est vécu le plus difficilement… Révéler son handicap alors
qu’il ne se voit pas permet, en principe,
d’obtenir un statut relativement protecteur mais interdit du même coup
d’être traité simplement comme tout un chacun.
Sans doute on peut confier un secret ou un quasi-secret à un ami, un
collègue mais chacun sait que dans le monde du
travail les secrets sont sans doute la chose du monde la moins bien
gardée… Les confidences ne restent confidentielles
que jusqu’à ce que, pour mon bien évidemment, ou pour je ne sais quelle
stratégie, l’autre se croit autorisé à en diffuser le contenu…
Il faudra donc vivre, au travail ou ailleurs, dans
les relations sociales, avec ce paradoxe qui chaque jour oblige :
entre dire et ne pas dire il faudra choisir mais les deux pourraient bien
faire souffrir celui qui se trouve devant ce que
l’on pourrait appeler un choix contraint.
Si c’est discret
ce n’est pas grave…
Un autre paradoxe réside sans doute dans l’estimation que l’autre fait
du handicap, de son importance et des conséquences
qu’il a pour la personne qui le porte, dès lors que ce handicap est
discret, caché, qu’il n’est pas spontanément donné à voir.
Dans une société du paraître, de l’image, où chacun est invité à
prendre le plus grand soin de son apparence[2],
ce qui ne se voit
pas n’existe pas. De ce fait, si mon handicap n’est pas perceptible
par l’autre il ne peut pas être bien important, il est négligeable,
négligé, voire même il n’existe pas.
Cette sous-estimation du degré de handicap et de ses
conséquences vient se conjuguer à la mésestimation du handicap.
En effet on peut dire que sociétalement le handicap n’a pas bonne presse,
qu’il est porteur, globalement d’une image négative,
(même si les choses lentement évoluent et même si de temps en temps la
télévision, le cinéma ou la presse érigent en héros
telle ou telle personne handicapée). Le raisonnement terrible auquel nous
sommes alors contraints c’est que plus le handicap
est visible plus il est porteur d’image négative. Mais pour que le
handicap soit pris au sérieux, il faut pourtant qu’il soit révélé,
connu, et évalué à un niveau suffisamment important. Si c’est discret
alors ce n’est ni très grave ni très sérieux…
Poussons encore un peu le raisonnement : si ce n’est ni très grave ni
très sérieux, est-ce bien réel ? La personne ne jouerait-elle
pas le handicap pour se faire prendre en considération, obtenir un
traitement de faveur ou quelques bénéfices secondaires ?
Et voilà le soupçon qui plane sur la personne : peut-être a-t-elle
quelque chose mais elle est soupçonnée d’en « profiter »…
Le discours négatif disqualifiant qui circule parfois sur les personnes
handicapées avec un certain rejet, pour ne pas dire un
certain ostracisme, va parfois jusque là : « les handicapés
profitent de la situation, il n’y en a que pour eux, entre
les places de parking et les allocations… »
Un silence
assourdissant peut être…
Pourtant, pour mille raisons une personne porteuse
d’un handicap discret peut préférer ne pas dire, garder le silence.
Mais il arrive que ce silence devienne assourdissant. Nous vivons, les uns
et les autres, des situations conjugales, familiales
ou sociales dans lesquelles, parfois, nous ne pouvons pas dire… Et, du
coup, le sujet devenant tabou, tend à envahir tout
l’espace de la relation, moins on en parle moins on peut en parler mais
plus le silence se fait épais et difficilement supportable.
C’est vrai dans les relations intimes, familiales, de
couple, mais c’est vrai également dans les relations professionnelles.
Le silence peut devenir assourdissant… Rien n’est dit, rien n’est nommé
mais le sujet que l’on ne veut pas ouvrir,
aborder est omniprésent et vient empêcher toute conversation comme le
ferait un vacarme qui ferait obstacle.
Comment vivre dans ce non dit qui parle malgré
soi ? Comment vivre dans ce vacarme apparemment silencieux ou
dans ce silence assourdissant ? Paradoxe encore : plus je me
tais et plus ça parle, plus ça parle de moi, même malgré moi, bien
sûr !
Comment l’entourage même bienveillant, peut-il se
situer durablement dans ce paradoxe avec lequel, tous, nous avons à
vivre ?
Souffrir en
silence…
Aux
filles, autrefois, on disait volontiers : « sois belle et
tais-toi ! » Aux garçons, à la même époque, on disait tout
aussi
volontiers « sois fort et
tais-toi ! » Je ne suis pas sûr que l’un soit préférable à
l’autre, les deux réduisent au silence celle
ou celui qui souffre. Souffrir en silence,
discrètement, garder pour soi cette souffrance qui n’aurait pas à
être dite qui
n’aurait pas à être partagée… Comme si la
souffrance n’était pas propre, comme si elle avait quelque chose de
honteux.
Alors apprendre à souffrir sans que ça se voit,
sans que ça se sache, sans que ça se devine… Discrètement pour ne
pas
dire secrètement… Sans donner de signes
perceptibles de la souffrance, qu’il s’agisse de douleur physique ou
de souffrance
morale, psychologique…
La souffrance se fait alors identitaire… En effet si
l’on veut bien admettre que l’identité d’une personne soit le résultat
d’une lente élaboration, nous pouvons regarder l’identité comme une
représentation de soi qui se construit et se
remanie en permanence. Ces représentations, ces images de soi s’élaborent
dans la relation aux autres parce qu’à
l’intérieur de cette relation se joue un jeu d’attentes réciproques. On
perçoit alors la fonction du silence :
ne rien dire pour que l’autre, dans l’ignorance où il est, ne puisse pas
renvoyer une image négative. Ne rien dire
pour que l’autre développe à mon égard des attentes positives dans
lesquelles je pourrai me reconnaître…
Ce silence n’est pas que politesse, bienséance et
bonnes mœurs, il est travail identitaire qui se paye du prix de la
souffrance physique ou psychique… politesse, bienséance et bonnes mœurs,
il est travail identitaire qui se paye du
prix de la souffrance physique ou psychique… Sois belle, soit fort et
tais-toi pour que l’on attende de toi quelque
chose de positif. La véritable question identitaire n’est au fond jamais
simplement qui suis-je, par exemple avec
mon handicap. La véritable question identitaire est pour chacun de
nous : toi qui me regardes, qu’attends-tu de moi ?
De moi jeune, moins jeune, handicapé, vieux, dépendant, etc ? Toi qui
me regardes qu’attends-tu de moi ?
Nous société française contemporaine qui regardons les personnes porteuses
de handicap, qu’attendons-nous d’elles ?
Il faut bien reconnaître que nous peinons durablement à donner à cette
question des réponses suffisamment positives !
Fragilité ou
vulnérabilité ?
Le handicap ou la maladie,
même s’ils sont vécus dans la discrétion, voire dans le secret,
même s’ils ne se voient
pas et ne sont pas connus de l’entourage, augmentent ce que l’on peut
appeler la fragilité de la personne. Nous
sommes tous des êtres fragiles, certains plus que d’autres sans doute,
en tous cas nous pouvons connaître un
accroissement de cette fragilité à certaines périodes de nos vies et
dans certaines circonstances particulières.
La maladie, le handicap, viennent accroitre nos
fragilités tant physiques que psychiques. Mais nous vivons avec
nos fragilités, nous les connaissons, nous les éprouvons, nous y sommes
les uns et les autres renvoyés parfois
et cela nous oblige à remanier la perception, l’image que nous avons de
nous-mêmes. Travail identitaire disions-nous.
Cette fragilité intrinsèque, qui nous est propre parce que nous sommes des
êtres vivants, des êtres complexes,
entre alors en relation avec un environnement social. Et voilà qu’apparaît
la vulnérabilité. En effet je suis
fragile mais si l’environnement est favorable, rien de désastreux ne peut
arriver. En revanche la vulnérabilité
se joue exactement dans ce rapport de l’être fragile avec son
environnement. La vulnérabilité c’est bien la possibilité,
le risque d’être blessé. Mais je ne serai blessé que si un environnement
défavorable, insuffisamment bienveillant,
hostile, maltraitant, etc, vient me blesser, quelle que soit la nature des
coups portés et de la blessure qui en découle.
La vulnérabilité se joue dans le rapport avec l’environnement familial,
scolaire, social, professionnel, etc.
Et l’on comprend alors que pour ne pas risquer d’être
blessé je puisse me replier, me recroqueviller, m’enfermer
chez moi, sur moi, pour me protéger. Le paradoxe se joue là encore.
Handicap caché, protection
discrète, évitement
des situations ou des relations qui pourraient blesser… Le risque est
alors de s’isoler ou d’isoler l’enfant pour ne pas
s’exposer ou l’exposer aux situations de vulnérabilité et aux risques
de blessure. Mise à distance du monde
qui
vient accroitre la fragilité puisque c’est bien dans la relation, même
difficile parfois, que l’homme se construit
et se renforce. Pour échapper à la blessure, pour échapper à ma
vulnérabilité, me voici renvoyé à ma fragilité.
« Sacré métier
d’homme, je dois être capable de combattre joyeusement sans jamais
perdre de vue ma vulnérabilité
ni l’extrême précarité de ma condition. Je dois inventer chacun de mes
pas et, fort de ma faiblesse, tout
mettre en
œuvre pour trouver les ressources d’une lutte qui, je le pressens
bien, me dépasse sans toutefois m’anéantir »
« Fragilité,
extrême précarité de ma condition », dit Alexandre
JOLLIEN. Le handicap, quel qu’il soit d’ailleurs, a pour
celui qui le porte cette terrible sévérité de lui rappeler constamment
sa vulnérabilité. Vulnérable au point d’être mortel.
La majorité de nos contemporains peuvent vivre sans y penser souvent.
Les personnes handicapées, elles, le savent,
le vivent plus que quiconque même si, par discrétion elles ne le
disent que très rarement.
Isolement ou
solitude ?
Fragilité et vulnérabilité entretiennent donc un
rapport paradoxal. Il en va de même pour la solitude et l’isolement.
Nécessaire solitude mais redoutable isolement.
Si la solitude est à comprendre comme faisant partie
de la condition humaine, inévitable solitude ontologique, liée à l’être,
l’isolement lui est alors à comprendre comme le résultat de la rupture des
liens, liens affectifs, liens sociaux. Or c’est bien
par souci de conserver les liens avec tout un environnement affectif et
social que la personne va chercher à cacher la maladie
ou le handicap qu’elle porte. Dire serait prendre le risque de la mise à
distance, de la fragilisation, de la rupture des liens.
Comment cette personne pourrait-elle alors se construire une
représentation positive d’elle-même si l’image que les autres
lui renvoient est marquée négativement. Il y va de la construction d’une
estime de soi suffisamment bonne et suffisamment
durable, pérenne. Chacun de nous a besoin, pour vivre sereinement de cette
image positive de soi.
C’est finalement cette image de soi que vient briser
l’isolement, la rupture des liens sociaux et c’est bien pour ne pas
prendre
ce risque que la personne qui porte un handicap ou une maladie
handicapante est tentée de ne pas dire, cherche à garder
pour soi… à cacher. On est alors tenté de pousser l’autre à dire, à
parler, à montrer, parce que l’on ressent les effets
éventuellement négatifs du secret.
Il faut alors être très attentif à déculpabiliser
absolument celui ou celle qui ne dit pas, qui préfère ne pas dire ou
cherche à cacher et l’on comprend bien qu’il y ait parfois de la gêne,
pour ne pas dire un peu de honte...
D’abord ce qui est discret n’est pas forcément secret
et ce qui ne se voit pas n’est pas forcément caché. Cacher suppose
l’intention de dissimuler, suppose des stratégies de dissimulation. Mais
nous en avons tous des stratégies de dissimulation qui
nous permettent de vivre en relation avec les autres. Là encore le
paradoxe ne manque pas de sel : nous en arriverions à culpabiliser
ceux qui portent une maladie ou un handicap de chercher à le garder pour
eux… S’ils l’affichent on les rejette mais s’ils ne l’affichent
pas on le leur reproche… C’est un comble !
Pour conclure…
Paradoxe et paradoxe encore… Plus je cache pour ne pas souffrir et
plus je risque de souffrir de ne pas laisser voir.
Plus je montre pour ne pas souffrir et plus je risque de souffrir de
l’image qui m’est renvoyée… Paradoxe et pas seulement
contradiction… En effet la contradiction doit être réduite, elle
oppose deux éléments qui ne peuvent coexister, si l’un est
valable l’autre ne l’est pas. Le paradoxe lui nous apprend à
considérer que deux choses même contraires peuvent être vraies
en même temps. Nous n’avons pas à réduire les paradoxes mais à
vivre avec, à les ouvrir parce qu’ils sont porteurs de sens,
d’un sens qui nous parle des valeurs qui nous font vivre, qui donnent
sens à nos vies. Le paradoxe est au fond à la base d’une
réflexion éthique que nous n’avons jamais à craindre.
Les personnes porteuses d’un handicap ou d’une
maladie qui peut devenir handicapante sont à considérer dans la complexité
de la situation où elles existent.
Longtemps on ne les a
regardées qu’à travers la « tare » ou l’anomalie dont elles
étaient porteuses. Terrible discours qui réduit
la personne à ce qui lui manque, à son dysfonctionnement.
Longtemps, ensuite, on les a regardées à travers
leurs capacités à s’adapter ou non au contexte dans lequel elles avaient à
vivre.
Pas de chance pour celles dont l’adaptation était difficile… « Les
inadaptés », disait-on…
Puis on les a regardées comme des
« handicapés » ou mieux encore, des « personnes
handicapées ». Déclarer qu’elles sont d’abord
des personnes nous mettait certainement sur la bonne piste et nous
permettait de regarder, de distinguer la déficience,
l’incapacité et le désavantage.
Depuis quelques années nous tentons de penser les choses en regardant
la personne dans la situation qui est la sienne,
situation de handicap dit-on. C’est bien cette situation qu’il nous
faut prendre en considération sans nier la déficience, toujours
partielle ; sans nier l’incapacité, toujours relative, sans nier
le désavantage, toujours compensable… Situation de handicap
que nous avons à travailler, à transformer jusqu’à ce qu’elle cesse
d’exclure ceux qui ne sont coupables de rien et devienne
suffisamment inclusive
pour intégrer ceux de nos concitoyens qui ont la malchance de
connaître le handicap.
Handicap caché, on peut comprendre qu’il tente de le
rester… On peut aussi espérer que nous transformerons suffisamment
le monde où nous vivons pour que celui qui cache aujourd’hui, qui préfère
aujourd’hui rester discret, voire secret puisse,
demain s’il le souhaite dire parler, sans honte ni complexes parce que les
handicaps font partie de l’humanité que nous avons à partager.
Ce qui est le plus douloureux n’est pas d’avoir
besoin des autres ce serait que les autres n’aient pas besoin de nous…
« Ces gens dont l’âme et la chair sont blessées ont une
grandeur que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe. »
Michel Billé. Sociologue.